Premiers Chrétiens,
Derniers Païens

 

JULIEN COUGNARD

Société d’Études Numismatiques et Archéologiques
Cahiers Numismatiques n°218, décembre 2018

Plaquette rectangulaire de cornaline, teintée artificiellement sur les deux faces d’un blanc laiteux, la tranche biseautée garde sa couleur naturelle rouge, 9 x 4 x 2 mm, IVe siècle ap. J.-C., collection privée. Le fond gravé en creux laisse aparaître le rouge de la cornaline, l’inscription LVCIFER sur deux lignes et son cadre en tabula ansata conserve la couleur blanche de la surface et ressort en relief.

La teinture artificielle de la cornaline, probablement obtenue à l’aide de soude caustique, aux fins d’imiter le rendu de l’agate à deux couches, a été utilisée depuis des millénaires en Mésopotamie et en Inde pour décorer les perles¹. À la fin du IIe s. et au cours du IIIe s. ap. J.-C., en parallèle à l’engouement pour le nicolo, on rencontre quelques rares cornalines teintées gravées en intaille. Elles sont préparées pour donner un rendu proche de celui du nicolo : sur une surface claire, la gravure ressort foncée ainsi que le biseau qui encadre l’image². Au IVe s. ap. J.-C., les cornalines teintées remplacent progressivement les agates à deux couches pour la production de camées avec inscriptions grecques ou latines³.

Lucifer est le porteur de lumière. Pour les grecs, Phosphoros, celui qui amène la lumière ou Eosphoros, celui qui amène l’aube. Fils de la déesse Aurore, conducteur des astres et de la lumière, il est chargé d’atteler et dételer les chevaux du char d’Apollon. Il personnifie la connaissance. À la fin du IIe s. et au IIIe s. ap. J.-C., la légende Diana Lucifera aux revers des monnaies romaines fait référence à la Diane romaine originelle⁴, soeur d’Apollon porteuse de lumière. À la fin du deuxième chant de l’Enéide de Virgile, Lucifer apparaît comme le porteur de l’aurore au lendemain de la chute de Troie⁵.

La planète Vénus appelée communément Etoile du berger précède à l’Est le lever du soleil et se montre à l’Occident dès le crépuscule. Etoile du matin, elle se nomme Lucifer et prend le nom de Vesper quand elle devient étoile du soir.

Aux premiers siècles de la Chrétienté, le qualificatif ‘‘porteur de lumière’’ a été utilisé pour désigner le Christ. À cette époque, beaucoup de chrétiens ont porté le nom de Lucifer, le plus célèbre étant Lucifer Calaritanus, évêque de Caralis (Cagliari en Sardaigne). Farouche opposant à l’arianisme et défenseur intransigeant de la foi de Nicée, il fut une figure emblématique du schisme luciférien⁶.

Malgré sa condamnation officielle par le conseil de Nicée en 325, l’hérésie arienne n’allait pas tarder à redresser la tête, grâce à la faveur rencontrée auprès de Constantin lui-même et au soutien que lui apporta ouvertement son fils Constance. L’Église est alors profondément divisée. Le parti arien l’emporte mais sans parvenir à vaincre totalement la résistance des orthodoxes nicéens. Après le concile de Milan en 355 où Lucifer défend violemment Athanase, l’empereur Constance condamne à l’exil les évêques nicéens les plus intransigeants.

À la mort de Constance en 361, Julien, que les chrétiens surnommeront ‘‘Apostat’’, accède à l’empire et annule les mesures religieuses prises par son cousin Constance. De retour à Alexandrie, Athanase convoque un concile, au terme duquel ressort une réaffirmation de Nicée mais aussi un appel à la modération et à la réconciliation vis à vis des personnes compromises dans l’arianisme. Lucifer proteste contre ces mesures, sa position et celle de ses fidèles s’opposent nettement à l’entrée d’ariens convertis au sein de l’Église. Lucifer se retire à Cagliari où il meurt en 371. Ceux qui adhérèrent à son intransigeance formèrent une secte qui s’implanta dans une grande partie de l’Empire, on leur donna le nom de lucifériens. Violemment persécutés, ils demandèrent la protection de Théodose. L’empereur défendit alors de les inquiéter mais ce schisme ne paraît pas avoir survécu à leur génération⁷. Aussi peut-on supposer que ce petit camée gravé d’une inscription sans équivoque fut la marque discrète et élégante au doigt d’une ou d’un adepte luciférien.

 


  1. Horace C. Beck, Etched Carnelian Beads, The Antiquaries Journal, Volume 13, 1933, p.384-98
  2. ACR Roma, Auction 14, 8 janvier 2014, n°110
  3. Jeffrey Spier, Late Antique and Early Christian Gems, Reichert Verlag Wiesbaden, 2007, pl.104 n°738, pl.105 n°739 à 745 et n°747 à 750, pl.106 n°751, 752, 755, 758 ; p.137 (texte) Ernest Babelon, Catalogue des Camées Antiques et Modernes de la Bibliothèque Nationale, Paris 1897, n°353 et 354 Drouot Montaigne, Paris, 22-23 avril 2001, Collection J.A. Mariaud de Serres, n°143 Raquel Casal Garcia, Coleccion de Gliptica del Museo Arqueologico Nacional, Madrid, 1990, n°494
  4. Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Librairie Larousse, Paris, 1985
  5. Virgile, L’Enéide, Chant II, ‘‘Iamque iugis summae surgebat Lucifer Idae ducebatque diem, Danaique obsessa tenebant limina portarum, nec spes opis ulla dabatur’’
  6. Jérôme, Débat entre un Luciférien et un Orthodoxe, Collection Sources Chrétiennes, Imprimerie Chirat, Saint-Just-la-Pendue, 2003 Giuseppe Corti, Lucifero di Cagliari, Una voce nel conflitto tra chiesa e impero alla meta del IV secolo, Vita e Pensiero, 2004
  7. Dito