Les têtes de taureau dans le monnayage postarchaïque Empuritain du Ve s. av. J.-C.

par

JEAN-ALBERT CHEVILLON, PERE PAU RIPOLLÈS & CÉDRIC LOPEZ

OMNI n°6 – avril 2013

 

Résumé : La découverte, dans le Languedoc occidental, d’une divisionnaire inédite à la tête de taureau de face, présentant toutes les caractéristiques d’une frappe de la phase postarchaïque d’Emporion, nous amène à faire un point sur les autres spécimens connus à ce type.

C’est principalement par la présence de quatre spécimens dans les trésors du nord-est de l’Ibérie (Morella, Pont de Molins, Pénédès et Rosas) que nous connaissons le type empuritain à la tête de taureau de face. Le premier spécimen est une obole issue du trésor de Morella, dont le revers présente une tête à droite gravée dans un rond creux1 avec la légende EMP devant le visage2. Le deuxième, trouvé dans le trésor de Pont de Molins, plus schématique dans son traitement, s’avère proche du premier dans sa typologie3. Le troisième, contenu dans le trésor de Pénédès, de module plus petit que les précédents, se distingue par une simple roue à quatre rayons au revers4. Le quatrième est un hémiobole, avec au revers deux feuilles de lierre juxtaposées, découvert dans le trésor de Rosas5. À cet ensemble, nous ajoutons cinq nouveaux spécimens, hors trésor, dont fraction, découverte récemment, une inédite présentant au revers un animal à droite (lion ?) dans un rond creux et peu marqué.

Catalogue

Monnaie 1 : tête de taureau de face / tête féminine à droite, légende EMP

A/ Tête de taureau de face. R/ Tête féminine à droite, avec chevelure reprise en rouleau autour de la tête ; devant, légende EMP partiellement hors du flan. Origine : trésor de Morella. P 49, A. F. 492, du trésor de Morella (= Ripollès 1985 : nº 16 = CNH 7/41 = Villaronga 1997 : nº 189). 0,94 g, 9 mm.

Monnaies 2 et 3 : tête de taureau de face / tête féminine à droite

A/ et R/ similaires. Coll. Cores 18, 0,83 g, 8-9 mm. Aureo 7/3/2001, lot 214, 0,78 g, 8-9 mm. Coll. privées.

Monnaie 4 : tête de taureau de face / tête féminine à gauche

A/ et R/ similaires, la figure du revers ne laisse apparaître que la silhouette. Ba 20503, du trésor de Pont de Molins (= Villaronga 1997, nº 190 = Campo 1987, 154, nº 15 = Campo 2003: fig. 3, nº 9). 0,76 g, 8-9 mm. Origine : trésor de Pont de Molins.

Monnaies 5 et 6 : tête de taureau de face / carré creux

A/ Similaire. R/ Carrés incus. Il est impossible d’apprécier s’ils contenaient un motif ou non. Musée Archéologique d’Ibiza et Formentera. Découverts à Puig des Molins, 1982, secteur archaïque, sépulture d’enfant, cata B-2. 0,57 g, 9 mm (fragmentée et perforée) et 0,66 g, 9 mm (perforée). Origine : nécropolis du Puig des Molins, Ibiza.

Monnaie 7 : tête de taureau de face / animal à droite (lion ?) dans un creux arrondi (agrandissement)

A/ Similaire. R/ Animal quadrupède à droite, peut-être un lion avec la croupe relevée vers le haut. La figure a été gravée à l’intérieur d’un poinçon circulaire. 0,25 g, 7 mm, lieu de découverte : Sigean, Aude (France). Coll. privée.

Monnaie 8 : tête de taureau de face / deux feuilles de lierre accolées

A/ Similaire. R/ Deux feuilles de lierre (?) accolées. P 61, ex Gaillard. A. F. 484, du trésor de Rosas (= Ripollès 1994 : nº 3 = Villaronga 1997 : nº 421). 0,29 g, 7 mm. Origine : trésor de Rosas.

Monnaie 9 : tête de taureau de face / roue à quatre rayons

A/ Similaire. R/ Roue à quatre rayons du type tête casquée massaliète. Coll. privée (Réf : Villaronga 1997, 29, nº 15, planche 2, nº 15). 0,27 g, 7 mm. Origine : trésor de Pénèdès. Sur chaque rayon, un globule à l’approche de la jante.

Avec leur style « archaïsant tardif », exprimé au travers de gravures de droit en fort relief et des revers pour la plupart constitués d’un motif à l’intérieur d’un creux peu profond ou parfois encore d’un simple carré creux peu formé, nos monnaies à la tête de taureau de face se révèlent fort proches d’un certain nombre de séries très certainement issues de l’atelier grec d’Emporion telles que celles à la protomé de taureau androcéphale (fig.11), aux deux sphinx accolés (fig. 12) ou à la tête de Dionysos (fig. 13). Cet ensemble, à types multiples, que nous qualifierons de « postarchaïque » se caractérise par la reprise de divers motifs bien connus provenant le plus souvent, depuis Cumes en 474, du répertoire iconographique de la Sicile, de la Grande Grèce ou du monde grec en général. Il en va ainsi pour nos monnaies qui reprennent la typologie des frappes de la Phocide, une région montagneuse de la Grèce centrale qui a émis un monnayage fédéral6, dont le type principal est une tête de taureau de face. L’étude détaillée de ce monnayage par Williams (1972 : 28) montre qu’il est peu probable que le possible prototype de la Phocide puisse remonter à la période III, section 11, de sa classification.

Monnaie 10 : PHOCIDE, Ligue phocidienne, AR hémidrachme, 449-447 av. J.-C.

A/ Tête de taureau de face. R/ Tête d’Artémis à droite, les cheveux coiffés avec des boucles sur la tempe et un petit chignon derrière la tête, dans un carré creux. Dans les quatre coins, Φ-O-K-I.

En conséquence, le début des frappes du type à la tête de taureau de face devrait se situer après 449 av. J.-C., au moment où, au revers, est abandonné le type au crobylos et est adopté le style de portrait modernisé avec la coiffure en bandes. De même, la tête de taureau montre des similitudes avec celle des taureaux de la période III, séries 11-12, en particulier dans sa forme triangulaire, le dessin des yeux et la position des cornes et des oreilles (Williams 1972 : 30-31).

Stylistiquement, on peut voir que certaines gravures restent proches du prototype (fig. 10)7: spécimens 1, 2 et 3, alors que le 4 s’avère traité schématiquement avec des éléments désorganisés qui s’éloignent du motif initial. Cette évolution est bien perceptible sur les monnaies de petit module, avec la monnaie 7 qui, malgré des imperfections, s’aligne encore fidèlement sur son modèle8. Vient ensuite la monnaie 8, avec une tête plus rectangulaire, au style plus fruste, entourée d’un grènetis épais et irrégulier. Puis la monnaie 9, avec une tête étroite qui ne laisse déjà plus apparaître les spécificités du prototype. Pour les revers, on peut constater que nos spécimens présentent les caractéristiques habituelles de ce type de monnaies avec soit des carrés incus assez peu marqués relativement petits par rapport aux flans qui ont été aplatis avant la frappe9 (monnaies 5 et 6) ou par des ronds creux, peu profonds, contenant un motif en relief avec parfois un début de légende (monnaies 1, 2 3, 4, 7 et 8). C’est ce type de revers qui lie notre monnaie 7 avec un groupe de frappes qui doivent être datées des années 480 / 450 av. J.-C. Nous faisons référence aux oboles avec une tête de Satyre de face / cheval à droite (fig. 14)10, un quart avant de lion dévorant une proie / chouette (fig. 15)11, une tête féminine à droite / aigle à droite (fig. 16)12, une tête de face / animal à droite (fig. 17)13. Parmi ces frappes, il semble possible d’établir un lien plus étroit entre le revers de notre fraction 7 et celui de la monnaie 13 à la tête de Satyre de face dont le creux également rond contient un animal assez proche dans son positionnement. Notons que l’obole 16 avec un avers à la tête de face (masque) et au revers un quadrupède à droite avec la tête retournée, participe au modèle montrant une tête en position frontale et un animal quadrupède de profil. Le revers à rond creux fait partie des créations de l’atelier pour cette époque, le carré creux « tréflé » avec sa croix perlée à l’intérieur, typique de la phase précédente, a été abandonné au profit de cette forme que l’on retrouve sur le spécimen à la chouette (fig. 15) ou au crabe (fig. 18). Il est clair que cette période postarchaïque est marquée par une prolifération de motifs de droit et de revers.

L’inspiration iconographique est divergente : on peut trouver des reprises de motifs encore puisées dans le vieux répertoire de l’atelier ainsi que quelques créations locales, mais, le plus souvent, il s’agit d’adaptation de types connus dont l’origine confirme l’existence d’échanges clairement orientés à l’est. Sachant que ceux qui s’effectuaient vers le sud, en raison de l’absence de frappes dans cette zone, ne peuvent être attestées à travers ce genre de constatation, bien que l’aire de diffusion des monnaies empuritaines vers le sud ne laisse aucun doute sur leur existence.

Il faut également noter que cette période préfigure une des spécificités de la phase qui va suivre au cours de laquelle le même motif de droit peut se trouver associé à plusieurs types de revers et vice-versa. Ceci est confirmé par notre motif au taureau qui est couplé au fil des émissions avec des carrés creux, des motifs à l’intérieur de creux « atténués » et d’autres où le creux a disparu. Enfin, le style global de ces séries postarchaïques, parfois très rétrograde dans les reliefs et le traitement pour certaines séries, et nettement plus proche des nouveaux prototypes pour d’autres, montre de grandes disparités dans le profil des graveurs et dans leurs choix. Cette phase de transition reflète le tournant important opéré à cette époque par l’atelier dans ses orientations.

L’étude métrologique montre que nos monnaies à la tête de taureau de face se scindent en deux valeurs bien distinctes. Un premier ensemble : spécimens 1 à 4, auxquels il faut rajouter les exemplaires 5 et 6 qui s’avèrent de même diamètre, mais qui ont subi des détériorations (manque de métal et perforations) qui empêchent de les incorporer dans le calcul. Leur moyenne pondérale s’élève à 0,83 g. En tenant compte du faible état de conservation de ces quatre monnaies qui présentent d’importantes traces d’usure, il faut en conclure qu’elles sont bien alignées sur les séries d’oboles postarchaïques d’Emporion : poids moyen autour de 0,90 g, mais dont les exemplaires les mieux conservés se positionnent autour de 1,10 g. Il est intéressant de constater que cette valeur de 1,10 g correspond au poids des oboles bien conservées de la phase B du monnayage de Massalia mais également des beaux exemplaires des séries finales « gréco-provençales » au Pégase14 dont certains spécimens ont été retrouvés à Arse en Ibérie15. Un deuxième ensemble, constitué de nos spécimens 7 à 9, présente des valeurs proches dont la moyenne est légèrement inférieure à 0,28 g. Ce poids vient confirmer que ces monnaies correspondent bien à des quarts de l’obole (tétartémoria). À noter également, l’existence d’une autre valeur intermédiaire dans le système pondéral postarchaïque empuritain : l’hémiobole. Les spécimens à la tête barbue à gauche / crabe, 0,52 g (fig. 18)16 et à la tête de taureau androcéphale à droite / silhouette indéterminée, 0,356 g (fig. 19)17 offrent un poids qui correspond à la moitié du nominal18 représenté par l’obole.

En tenant compte de tous ces éléments, et spécialement du fait que le poids moyen de nos monnaies au taureau s’avère un peu plus léger, nous pouvons considérer que ces monnaies à la tête de taureau de face viennent parfaitement se positionner dans la phase finale postarchaïque des frappes d’Emporion. Cette phase intermédiaire, qui débute un peu avant l’enfouissement du trésor d’Auriol datable des années 475, est annonciatrice de l’entrée dans la période « classique » du monnayage et se caractérise principalement par :
– l’abandon du type « figé » à la tête de bélier de la phase précédente (phase B de la période archaïque) ;
– le retour aux frappes à types multiples (comme lors de la phase A de la période archaïque) ;
– l’apparition des doubles types qui restent, encore pour quelques temps, mélangés avec des séries à motif unique dotées au revers d’un simple rond en creux.

La monnaie 9, qui reprend un motif purement massaliète, un peu moins ancien, est déjà probablement à intégrer dans le début du monnayage classique de la cité grecque d’Emporion que l’on peut dater, dans l’état actuel de nos connaissances, des années 440 av. J.-C.

 


1 Nous employons ici le terme « rond creux » par homogénéité avec le terme usuel « carré creux », tous deux se distinguant par la forme du poinçon (rond ou carré).
2 Ripollès 1985.
3 Campo 1987. Villaronga 1997, 33-35.
4 Villaronga 1997, 27-32.
5 Ripollès 1994.
6 Cette région a émis un important monnayage, en particulier au cours de la 1ère partie du Ve s. C’est Philippe de Macédoine, à la fin de la 3ème guerre sacrée, en 346, qui mettra fin à ces émissions.
7 La Phocide, hémidrachme (vers 449-447 av. J.-C) Ref : Williams, 1972: nº 214-216. 2,99 g. NAC 55, 8/19/2010, lot 242.
8 À Massalia on trouve une tête de veau (groupe DD – tétartémoria – phase B du monnayage archaïque – vers 500/ vers 475). Cependant, ses spécificités graphiques sont éloignées de notre spécimen. Leurs métrologies, par contre, sont identiques.
9 La majorité de ces caractéristiques se retrouvent au sein du monnayage postarchaïque massaliète datable des années 475-465/460. Voir à ce sujet : J.-A. CHEVILLON, « La phase postarchaïque du monnayage de Massalia », dans Proceedings of the XIVth International Numismatic Congress, Edited by N. Holmes, Glasgow, 2011, p. 97-104.
10 Aureo 27/2/2002, n° 158 = Campo, 2003, fig. 1, nº 8 = Villaronga 2003: 33, nº 167, 1,03 g.
11 Aureo 27/2/2002, nº 156 = Campo, 2003, fig. 1, nº 6 = Villaronga 2003: 33, nº 168, 1,01 g.
12 Campo 1987 : 155, nº 26 = CNH 7/40 = Villaronga 1997, nº 181, 0,982 g.
13 Campo 1987 : 154, nº 8 = Villaronga 1997, nº 289 = Campo 2003, fig. 3, nº 6, 0,78 g.
14 M. CRISTOFANI-MARTELLI, « Il ripostiglio di Volterra », dans Contributi introduttivi allo studio della monetazione etrusca, ROMA, 1977, p. 87-104.
15 P.P RIPOLLES et M. DEL MAR-LLORENS, « Arse- Saguntum », P.P Ripolles, M. Gozalbes, Apéndice II. Nuevos hallazgos de monedas de cecas foráneas en el territorio de Arse-Saguntum, Sagunto, 2002, p. 519, nº 9-12.
16 Aureo 27/2/2002, 170 = Campo 2003, fig. 2, nº 6 = Villaronga 2003 : 33, nº 172, 0,52 g.
17 Villaronga 1997, nº 449 = Campo 1987 : 155, lám. I, nº 16 = Campo 2003, fig. 3, nº 13, 0,356 g.
18 D’autres hémioboles de cette phase présentent une tête de lion de face / trois oiseaux (Villaronga 1997 : nº 116 ; 0,54 g) ; coq / six lignes radiales formant un cercle dans le centre (Villaronga 2003 : 33, nº 170; 0,41 g); tête diadémée / crabe (Campo 1987 : 155, nº 21 = Villaronga 1997 : nº 280).

 

BIBLIOGRAPHIE

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